Depuis qu’Andrew était parti, je m’occupais du mieux que je pouvais de Jenna. La voir dans de tels états me déchirait le coeur, et même si je ne voulais rien lui montrer pour ne pas l’inquiéter, j’étais triste à en crever. Pourtant, cette situation ne me concernait pas. Seulement voilà : l'empathie que j’avais pour elle était sans fin. Et si j’avais pu souffrir à sa place, je l’aurais fait, sans hésiter. Et même sans connaître cet homme qui avait pris la fuite, je pouvais assurer que je le détestais, surtout lorsque j’observais Jenna se démener, et son ventre s’arrondir à vue d’oeil…
Merde, quel genre de connard pouvait laisser une femme dans un tel état ? d’accord, elle n’était pas malade. Ok, elle avait un métier. Mais qu’adviendrait il une fois qu’elle n’aurait plus d’autre choix que de rester chez elle ? Comment pourrait elle travailler tout en s’occupant de son enfant, le tout sans se dédoubler ? Cette situation me dégoûtait. J’avais la haine, et à raison : je repensais à ma mère. Elle aussi nous avait élevés seule, ma sœur et moi. Et aujourd’hui, lorsque je posais mon regard d’adulte sur mon enfance, il m’arrivait de me demander comment elle avait réussi ce prodige. Parfois, je me demandais même si elle dormait, de temps à autres. Après une nuit courte, ponctuées par les « mamaaan y’a un monstre sous mon lit ! » et autres « Mamaaan Elliott il a fait pipi au liiiit » « naaan c’est pas moi, c’est elle ! t’es qu’une menteuse ! » avant le coup de grâce ; nirvana pour les deux enfants que nous étions, mais aussi synonyme d’insomnie pour notre pauvre mère, nous nous blottissions dans ses bras, au chaud dans ses draps que de guerre lasse elle décidait de partager avec nous, et rejoignions doucement mais sûrement le pays des rêves alors qu’elle se demandait comment elle allait pouvoir subvenir à nos besoins…
Le lendemain matin, le réveil était dur, pour elle. Sept heures pétantes. Ma sœur et moi sautions sur son lit, prenant nos doudous pour nous les lancer. Notre pauvre mère, elle, était réveillées par les cris et les rires provoqués par la bataille de polochon improvisée. Et puis tout s’emballait. Elle préparait le petit dej, nos repas de midi. Nous aidait à nous habiller, faire notre toilette, et nous emmenait à la crèche ou à l’école selon nos âges. Là, elle fumait une cigarette salvatrice, récompense bien méritée à l’heure où d’autres commençaient tout juste la journée. Parfois, elle avait l’impression de devoir vivre trois jours en à peine vingt-quatre heures…
Neuf heures. Elle attaquait son boulot en tant que femme de ménage. Et lorsque sa tournée finissait, aux alentours de seize heures, elle courait, espérant être à temps pour venir nous récupérer. Préparait nos goûters, puis c’était l’heure des devoir, de faire à manger… Et le cycle recommençait, inlassablement.
A sa place, je n’aurais pas tenu aussi longtemps. Il y aurait eu longtemps que je me serais flingué. Jenna ne méritait pas une telle vie. Et puis… merde ! c’était une question de logique ! Il n’y avait que des cons, pour chanter tout contents que « elle a fait un bébé toute seule ! » c’était biologiquement impossible. Si on était deux pour concevoir un gamin, la logique voulait qu’on soit deux à l’élever, fin de l’histoire.
Perdu dans mes pensées, j’étais descendu faire quelques courses pour aider mon amie. Il ne me fallut pas énormément de temps, pour trouver les articles notés sur la liste. Quelques fruits, de quoi faire du café, et bonus, j’avais décidé de lui préparer à manger avant de retourner chez moi : une chose qu’elle n’aurait pas à faire. Avouez tout de même que… des amis comme moi, ça court pas les rues, hm ?
Envoyant un message à Jenna pour lui dire que j’étais devant chez elle, je continuais d’avancer, jusqu’au moment où je percutais quelque chose. Un poteau ? Non. J’aurais eu bien plus mal que ça. Les oranges roulaient sur le sol tandis que je relevais le regard, surpris. C’était lui.
Il ne manquait pas d’air, le moule à gaufres ! Merde, il avait fait souffrir Jenna, et il revenait, l’air de rien, la gueule enfarinée ? Mon sang ne fit qu’un tour. Le coeur et les mâchoires serrés, j’ai lancé, d’un ton agressif que je ne me connaissais pas encore :
- Attends… t’es sérieux là ? Tu crois vraiment que tu peux revenir ici, là, maintenant ? t’as pas assez foutu ta merde c’est ça ?
J’étais vert. Si je m’étais écouté, je lui aurais sauté dessus. Massacre à la tronçonneuse aurait même été très soft, par rapport aux quatre mille façons de le tuer, qui se dessinaient dans ma tête. Je ne le connaissais pas, et pourtant, je le détestais encore plus que ce que j’imaginais. Je prenais sans aucun doute cette histoire trop à coeur, mais j’étais incapable de prendre du recul, à cet instant précis...
KoalaVolant